Une odeur…

Une odeur d’herbe fraîche monte du campus de l’université. Je ne voudrais pas déranger Roland Sora au moment des examens, mais il faut décidément que je lui demande ce qu’il pense de mes choix de lecture. Je le trouve en train de faire pâlir une malheureuse étudiante sur un texte de Huysmans. Il sort avec moi un moment et nous nous mettons à arpenter le couloir, pendant que la jeune fille, dans son bureau, se collette avec le texte dont elle dira les beautés.

Ce qui est bien avec Huysmans, dit-il, c’est qu’il est beaucoup plus qu’un naturaliste, mais tout de même un naturaliste, et à part entière. Il commence à dériver là-dessus, me demandant si finalement, au bout de presque un an d’exercice, je suis satisfaite des conseils qu’il m’avait donnés dans les débuts. C’est vrai, dit-il, finalement, les naturalistes il n’y a que cela de vrai, seuls les beaux textes bien carrés, bien drus, racontant vraiment quelque chose et racontant surtout la réalité, accrochent vraiment le lecteur, tu l’as vérifié, je pense ? Je voudrais lui faire plaisir et le confirmer dans ses vues, mais, je suis obligée de le lui dire, jamais la réalité ne m’a autant échappé que depuis que je fais ce métier : elle me coule entre les doigts, c’est une eau sur laquelle je ne parviens pas à refermer mes mains. Il hausse les épaules. Une eau ! Qu’est-ce que cela veut dire, une eau ? Il me demande si je parle de la fiction. Je lui dis : Non, absolument pas, je ne parle de rien. Il arrête sa déambulation, se retourne brusquement vers moi, me regarde avec cet œil brillant, curieusement allumé, qu’il sait si bien poser sur mon visage quand il veut débusquer ce qu’il pense (sûrement) être mon grain de folie.

Peut-être aimerait-il me faire un cours, là, au pied levé. Mais en ce moment, j’ai envie de tout sauf de cela, je n’ai aucune envie d’être dans la peau de l’étudiante qui se creuse la tête là-bas, derrière la porte. Je voudrais qu’il comprenne, lui, quelque chose que je ne peux ni expliquer ni résumer. Qui pourrait peut-être se dire ainsi : Je crois choisir des textes, mais ce sont eux qui me choisissent. C’est une singulière aventure, une mésaventure plutôt, comme je n’en ai eu que trop la preuve. Voilà pourquoi son idée de retenir tel ou tel livre qui se prêterait mieux que les autres à la lecture orale ne tient pas debout, avec tout le respect et l’affection que je lui dois. Tous les livres sont bons, à partir du moment où ils passent par ma bouche. Et avec chacun d’eux, tout peut arriver. En quoi je crains d’avoir choisi le métier le plus imprudent du monde. Je ne sais pas si notre petite ville me tolérera longtemps.

J’ai déroulé un beau raisonnement qui est en train de se casser le nez, comme celui de Sganarelle. C’est en tout cas ce que doit penser le professeur Sora qui contemple toujours mon visage, mais sans cacher sa commisération cette fois. Je n’aurai pas eu le temps de lui parler de mes derniers abîmes, comme j’en avais l’intention. Il va mettre fin à l’entretien. Il regarde sa montre. Son étudiante l’attend. Les examens le pressent. Les vacances l’appellent. Il me dit que, puisque je sais tout si bien, je me débrouillerai parfaitement toute seule. Je finirai peut-être même par ouvrir une école de lecture. Il est très confiant dans mon avenir. Bonne chance, Marie-Constance !